[…] Mais en conscience
n’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté
duquel on ne peut jamais être assuré et qui a toujours le pouvoir d’être
méchant quand il le voudra ? Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-ce pas
être autant de fois extrêmement malheureux ? Je n’aborderai pas ici cette
question tant de fois agitée ! « si la république est ou non
préférable à la monarchie ». Si j’avais à la débattre, avant même de
rechercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de
gouverner la chose publique, je voudrais savoir si l’on doit même lui en
accorder un, attendu qu’il est bien difficile de croire qu’il y ait vraiment
rien de public dans cette espèce de gouvernement où tout est à un seul. Mais
réservons pour un autre temps cette question, qui mériterait bien son
traité à part et amènerait d’elle-même toutes les disputes politiques.
Pour le moment, je désirerais seulement
qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes,
tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de
puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire,
qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun
mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose
vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que
s’en étonner) ! c’est de voir des millions de millions d’hommes,
misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non
qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont
fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers
eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes !
[…]
Pauvres gens et
misérables, peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en
votre bien, vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et
le plus clair de votre revenu, piller vos champs, dévaster vos maisons et les
dépouiller des vieux meubles de vos ancêtres ! vous vivez de telle sorte
que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un
grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos
familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs, cette ruine enfin, vus
viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l’ennemi et de celui-là même
que vous avez fait ce qu’il est, pour qui vous allez si courageusement à la
guerre et pour la vanité duquel vos personnes y bravent à chaque instant la
mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de
plus que n’a le dernier des habitants du nombre
infini de nos villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que
vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il les innombrables
argus qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il
tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ? Les pieds
dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir
sur vous, que par vous-mêmes ? Comment oserait-il vous courir sus, s’il
n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous
n’étiez receleur du larron qui vous pille, complice du meurtrier qui vous tue,
et traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs, pour qu’il les
dévaste ; vous meublez et remplissez vos maisons afin qu’il puisse
assouvir sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, pour qu’il en fasse des
soldats (trop heureux sont-ils encore !) pour qu’il les mène à la
boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses
vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu’il puisse se mignarder en ses
délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin
qu’il soit plus fort, plus dur et qu’il vous tienne la bride plus courte :
et de tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou
n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le
faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus
servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous
l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un
grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser.
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